Le weekend de Marguerite

Eszter Rőhrig

4 mai 2013

À Balázs Györe

 

Chaleur ardente. Juillet. Marguerite préféra ne pas manger à la cantine de son lieu de travail, l’Institut Hongrois pour le développement des recherches industrielles sur les hydrocarbures, de manière à ne pas rater le train rapide 311 de midi trente et arriver plus tôt. Ce train-là ne faisait que deux arrêts, d’abord à Székesfehérvár puis à Siófok, tandis que les autres s’arrêtaient à toutes les petites gares pour les vacanciers du weekend.

Elle enfila sa robe bateau bleue en soie sauvage mit une ceinture et des ballerines blanches. Sur son épaule, elle passa un sac de sport léger avec dedans un maillot de bain, un cardigan et un livre à tranche dorée, Joseph et ses frères de Thomas Mann, une édition en papier bible dans une mince reliure à décor en cuir gris.

Le livre était lourd et difficile mais dans le train elle pourrait prendre le temps de lire. Elle avait pris un billet de première classe, elle aimait les sièges de velours bordeaux et les housses bien blanches sur les appuis-tête car ainsi aucun tissu filandreux ne lui irritait la peau.

Elle ne pensa pas à Gerő*, le constructeur de ponts, mais plutôt à autre chose… mais qui avait bien pu ordonner de décorer chaque compartiment avec des reproductions de l’Apprenti bâillant et du Dernier Jour d’un condamné de Munkácsy ?

La plupart du temps, Marguerite voyageait en compagnie du Dernier Jour d’un condamné jusqu’à Siófok. C’est comme cela qu’elle avait pu observer que Munkácsy avait pris des dérivés du bitume comme base pour sa toile qui, avec le temps s’était de plus en plus assombrie. Désormais, elle connaissait tous les moindres détails du tableau ; malgré cela, tout en lisant, elle jetait régulièrement un œil sur la reproduction et ce qui attirait le plus son regard, c’était cette femme qui tournait le dos à son petit garçon et à son mari condamné à mort.

Le peintre l’avait placée dans l’angle, mais pourquoi donc, se demandait-elle intérieurement. Son mari, le féroce bandit, serait mort tout à l’heure et deviendrait bientôt un héros, mais elle ? La tête dans les mains, que cache-t-elle donc ? Honte ? Colère ? Douleur ? Peur ? Car ce tableau n’est que révélation, ouverture, seule cette femme a le courage de tourner le dos à la vie et à la mort.

Le claquement régulier des roues du train ne l’endormait pas, elle constata bien éveillée que le train roulait à une vitesse de soixante-trois kilomètres heures vers Siófok et que le wagon de première classe était toujours bien accroché à la locomotive. En se mettant à la fenêtre ouverte toute propre, elle fut surprise par la vapeur de charbon de Tata et par l’odeur pénétrante de bitume qui se dégageait des graviers et des barres en chêne de la voie ferrée.

À deux heures et demie, elle arriva dans la gare à la clôture en béton et aux murs blanchis à la chaux ornés d’une frange dentelée ajourée. László ne venait jamais l’attendre, mais c’est pour lui, rien que pour lui qu’elle venait. Marguerite avait une habitude secrète. Dès qu’elle arrivait à la gare, elle se dirigeait au bout du bâtiment vers les toilettes publiques, elle s’enfermait dans un cabinet et avec des gestes très lents elle enlevait ses légers sous-vêtements de soie pure fabriqués à l’étranger.

Elle marcha ou plutôt sauta à petits pas en suivant les cases d’une marelle qu’elle imaginait dessinée sur le trottoir : un, deux, trois en avant, ensuite jambes écartées, et encore une case en avant, mais parfois elle trouvait aussi d’autres combinaisons jusqu’à ce qu’elle arrive devant la porte du jardin peinte en blanc à la peinture à l’huile.

Dans la maison, elle connaissait tout, même les ombres. Elle ouvrit la porte et entra dans la chambre ; mais là, maintenant, elle ne vit pas le mince filet de lumière couleur de miel qui venait se poser sur le lit, à travers les volets verts repliés. Elle se coucha sur le lit. Personne ne vint à elle. Pourtant, elle l’attendait. Elle se leva, se dirigea vers le fauteuil en osier, sortit de son sac de sport son maillot de bain en élasthanne et alla dans le jardin.

László était au bout du jardin, sur la plage de sable, en train de couper les roseaux. Il était si absorbé par ces plantes envahissantes et luxuriantes qu’il ne s’aperçut même pas de l’arrivée de Marguerite. Cette fois-ci, sans le saluer, elle lui posa juste une question : « Où est le matelas gonflable ? » Devant lui, apparut une mince et délicate silhouette, beauté cachée dans son maillot de bain noir en élasthanne, et il ne comprit même pas la question, pas du premier coup, seulement après.

Ce qui venait juste de se passer lui avait d’abord traversé l’esprit, puis tout le corps : Marguerite était arrivée. À peine avait-il cessé de couper les roseaux et enlevé son chapeau de paille que la femme, agitant en l’air ses petits doigts et tournant le dos à la vie et à la mort, se dirigeait déjà vers le milieu du lac et se jetait sur le matelas gonflable.

Elle s’éloignait de plus en plus des peupliers trônant sur la rive et regardait leur posture bien droite. Elle s’était souvent demandée pourquoi on avait planté tout le long du rivage ces arbres au feuillage si allongé ne faisant même pas d’ombre. Dans sa main, elle tenait deux petites feuilles : elle mit l’une sur son œil droit et l’autre sur son œil gauche. Elle en appliqua une troisième sur son nez, contre les coups de soleil pour ne pas avoir la peau qui pèle. Marguerite aimait sentir l’ardente lumière sur les feuilles vertes, c’était ses lunettes de soleil.

(Traduit du hongrois par Catherine Tamussin)

* Allusion à Ernő Gerő qui, en tant que ministre des transports de l’après-guerre fit reconstruire les ponts de Budapest, et notamment le pont Marguerite. Il fut aussi le bras droit du stalinien Rákosi qui gouverna la Hongrie de 1947 à 1956 (Ndt).