Arcs, arbres, pierres, cimetières

Exposition de Ferenc Kohán à la Galerie du Cercle d’Óbuda

Dr. Eszter Rőhrig

 

Chacun de nous est arrivé à cette exposition par des chemins différents. Il y a qui est venu du côté du Danube et de l’église Saint-Pierre Saint-Paul, il y a qui est venu du côté des immeubles HLM et des collines de Buda. Cependant, d’où que nous soyons venus, avant d’entrer ici, dans ce qui fut autrefois l’auberge « La Couronne et le Lion », nous avons tous été inévitablement touchés par l’ancienne rue de l’Eglise, dernier lieu de résidence de Gyula Krúdy. De nos jours encore, ce quartier garde le souvenir de cet écrivain qui savait parler avec une souffrance raffinée des joies fugaces mais d’autant plus intenses de la vie. Depuis longtemps, c’est une zone de confins, dont les pierres antiques romaines n’échappent pas à l’attention de Sinbad, puisque dans l’une des nouvelles, on peut lire que l’homme antique sculpté dans la pierre angulaire met en garde les jeunes filles contre les valeurs du vieux monde.

Krúdy allait être expulsé, l’électricité avait été coupée, il en était à sa dernière bouteille, il avait rapporté deux litres de vin, peut-être de cette ancienne auberge « La Couronne ». Il est bien possible que ce soit justement ici, dans cette cave voûtée du Moyen - Âge que se trouvait le fût d’où on tirait le vin.

Cette nuit-là, au rez-de-chaussée de cette maison au plâtre friable, Krúdy n’attendit pas les premières lueurs de l’aube et il rêva de sa propre mort. Depuis longtemps, il ne gagnait plus d’argent, ses écrits n’étaient plus publiés nulle part.

Dans son dernier récit intitulé Le secret de la dame en forme de cœur, Gyula Krúdy décrit cette séduisante femme vêtue d’un déshabillé blanc qui attira Sinbad vers les chemins secrets de la mort.

Pourquoi commencer par ces paroles sur Krúdy pour l’ouverture de l’exposition de Ferenc Kohán ? Parce que Krúdy et Kohán ont en commun ce regard artistique prenant une distance par rapport à la banalité et à la réalité crue. La similitude, cependant, s’arrête là.

Ferenc Kohán ne cède pas aux sentiments, aux états d’âmes, à rien qui ne soit fugace ou éphémère. La rencontre de l’arbre, de la pierre et de la lumière crée un espace artistique riche en tensions qui offre un sujet inépuisable. À chaque moment de la journée, la lumière descend d’une manière différente mais à chaque heure, chaque minute, elle descend toujours sur le même paysage, le même objet, le moindre petit recoin du monde. Observer la lumière, c’est se retrouver devant l’existence visuellement insaisissable. La lumière, dans son perpétuel mouvement, est impossible à saisir. Son impression, son ombre l’est peut-être car l’impression crée l’illusion de la certitude.

Ferenc Kohán s’intéresse à la substance ancestrale, monolithe et neutre, et se focalise d’une manière maniaque juste sur quelques éléments de la réalité. Le spectateur peut facilement compléter ces éléments et les intégrer dans la totalité ancestrale inspirée par l’artiste tout en les associant à plusieurs sujets à la fois.

L’arc est un sujet de ce type, portion de cercle, ligne repliée sur elle-même, il symbolise la plénitude et la perfection mais aussi le nombril du monde, le point central.

On peut retrouver la forme de l’arc, cercle en devenir, aussi bien dans une réalité naturelle que dans une construction. L’arc de cercle peut être associé à la baie d’une côte maritime, à l’amphithéâtre, à l’arène, aux gradins de pierre du cirque.

Le mot arène signifie sable, se référant par métonymie à l’aire sablée que constituait l’arène. L’arc que nous voyons sur le dessin intitulé Le théâtre antique nous rappelle non seulement les gradins construits en ellipse mais aussi la plage de sable, et en même temps nous entendons le vent et nos yeux se plissent, picotés par les grains de sable. Par ailleurs, le dessin au lavis intitulé L’Ombre antique, condense dans un même mouvement ondulé les arcs formés par les rangées des gradins du théâtre et par les vagues de la mer.

En Arles, au temps de la Rome antique, on plaçait les morts à l’entrée de la ville dans des sarcophages en forme de maisons. Le sarcophage, qui signifie « mangeur de viande », est en pierre poreuse pour accélérer la désintégration du corps et permettre ainsi aux morts de rejoindre au plus vite les Champs-Élysées ou Alyscamps, selon l’acception locale. De nos jours, les cercueils de pierre sont alignés sur les deux côtés d’une allée, la plupart sont abîmés, certains même usés jusqu’à la corne, tant ils sont balayés par le vent du sud et brûlés par le soleil. Dans cette exposition, il est possible de voir deux fusains représentant ce cimetière. Tous deux sont dessinés à partir d’un angle de vue original. C’est par ce point de vue singulier que nous pouvons pénétrer dans l’univers artistique de Ferenc Kohán, un univers qui nous détache de tout ce que nous avons pu connaître auparavant, voire même de nos propres pensées.

Sur l’un des fusains, la lumière regarde d’en haut l’ombre, autrement dit l’antithèse du rayonnement magnétique. Les quelques vermisseaux décomposés cachés dans les recoins du coffre en pierre poreuse se tortillent de manière très réelle à la lumière. La vision atroce de la mort apparaît ainsi devant nous par une représentation à cent pour cent réelle du sujet.

Ferenc Kohán a dessiné l’autre fusain en se penchant sur le côté de l’allée de sarcophages, qui est délimitée par des murs de pierre et, de cet angle de vue, les troncs d’arbres cachent les cercueils de pierre. On peut ainsi voir combien la durée de notre existence est bien infime par rapport à la poussée arquée ascendante, à la perpétuelle croissance de la nature.

Nous arrivons à l’arbre, le thème préféré de Ferenc Kohán. Les branches des arbres s’entrelacent subtilement en réseau sur le papier. La sensibilité, la vulnérabilité, ces mille et unes fibres nerveuses sont projetées vers nous comme le négatif d’une photographie. Ailleurs, le feuillage dense des vieux arbres recouvre la surface du dessin. Les arbres sont sinistres, impénétrables, comme la forêt des contes de fées. Au milieu de la forêt, apparaît une sorte de tache blanche, peut-être une lumière, peut-être une maison. On peut presque entendre les sons menaçants de la nuit. On aimerait rejoindre ce point éloigné mais on ne sait si cela pourrait nous sauver ou briser nos vies.

En conclusion, nous souhaiterions parler du chêne entaillé de la région du Haut-Balaton. Ses longues racines s’enfoncent à vingt mètres sous terre, mais l’arbre se dégage de cet enracinement au sol quand, en été, il transmue son feuillage et prend pour ainsi dire son envol. Nous n’avons pas de racines et pourtant, avec des milliers de fils, nous nous agrippons, nous nous cramponnons, nous nous accrochons à ce qui est aussi léger que cette aile de feuilles percée de lumière.

(Traduit du hongrois par Catherine Tamussin)